Comment parler avec un peu de recul de cette oeuvre ?En évaluant la multitude d'oeuvres réalisées en 56 ans de travail ?
- En les classant par thème ?
- En rappelant les techniques utilisées, leur évolution s'il y en a une ?
- En déchiffrant sur tant d'années le sens profond de ce travail , sa necessité dans la vie de l'artiste ?
- En éclairant l'atypie de certaines oeuvres ?
- En rappelant les oeuvres détériorées, perdues, volées, parties en fumée, jetées, disparues ?
- En évoquant le projet de l'artiste lui-même de faire oeuvre?
- En parlant de mon oeuvre préférée ?
Si l'on commence par le nombre d'oeuvres
Jacques Trovic parlait de 400. Il n'y a aucune raison de ne pas le croire. S'agissait-il des tapisseries ou de l'ensemble de son oeuvre : dessins, peintures, mosaïques, tapisseries? Pour ma part, sous la forme de reproductions photographiques, vues réellement ou citées, j'ai à ce jour connaissance de près de 278 oeuvres dont 242 tapisseries, 18 dessins ou peintures, et 18 mosaïques auxquelles il faudrait rajouter les oeuvres inachevées.
A propos de son rythme de travail
Jacques Trovic précisait parfois le temps qu'il mettait à réaliser certaines oeuvres. Il m'a signalé 2 oeuvres auxquelles il attachait une grande importance : « Le Tournoi » (1981. 280X180) par exemple, pour laquelle il a travaillé 10h par jour pendant 2 ans. Pour « La Fanfare d'Haspres » (1982. 180X180 ) ce fut le même temps. Il estime qu'une oeuvre de valeur doit comporter dentelles, fil d'or et d'argent, accessoires brillants.. Le travail avec le fil d'or ou d'argent lui est très pénible car il se tirbouchonne et se casse.
Jacques choisissait parfois de travailler sur plusieurs oeuvres à la fois pour ne pas se lasser. Il pouvait reprendre des années après l'avoir commencée une oeuvre apparemment délaissée. Pas besoin de révision, le temps n'obscurcissait jamais sa mémoire. Il reprenait l'oeuvre là où il l'avait laissée. Le passage du temps n'avait rien changé à son rapport à l'oeuvre.
Il faut aussi prendre en compte ce que la presse égrène comme informations au fil de la carrière de Jacques Trovic. Dans la Voix du Nord du 20 mars 1982, il est écrit que Jacques Trovic a réalisé 100 tapisseries. En 1998, le chiffre passe à 200, en 2005 à 300 et en 2009, la presse quotidienne indique 400 oeuvres , tandis que dans le catalogue de la même année de l'exposition « Sur le Fil » à Lille c'est le chiffre de 300 qui est donné. Ce qui est certain, c'est que beaucoup d'oeuvres de Jacques Trovic sont maintenant à rechercher et à retrouver. Il faut les répertorier, les resituer, peut-être les sauver.
Pour les thèmes en voici quelques uns
L'enfance, le cirque, les traditions populaires, la mine, le bestiaire familier, les métiers d'hier et d'aujourd'hui, les régions et leurs couples traditionnels, les activités humaines, l'exotisme, l'érotisme, la ruralité, la musique, les oeuvres atypiques et de manière rarissime des sujets historiques ou mythiques.
Ces thèmes courent tout au long de sa carrière et sont traités de manière concomitante et non pas comme le résultat d'une évolution thématique. Le monde de Jacques Trovic est d'emblée présent dans sa vie et en puissance dans son oeuvre se faisant. Même si un jour il a dû décidé de faire : « Les métiers » par exemple, ou une autre fois sa série sur « le monde de la mine ». En tous les cas pour chaque thème, l'idée de construire au fil des oeuvres la synthèse du thème semble présider à son inlassable ardeur à achever une oeuvre pour en commencer immédiatement une autre. Si le monde est infini, l'oeuvre l'est aussi.
Que dire sur les techniques ?
Elles sont toutes là dès et dans la première oeuvre. Voir « la Scène espagnole ». Simplement Jacques va doser différemment la quantité de broderies, la nature des tissus appliqués, selon l'oeuvre et la pression qu'il ressentait à devoir produire à la hauteur des attentes ou à cause des expositions à préparer. Les aplats de tissus seront parfois necessaires pour couvrir une plus grande surface et composer plus rapidement la scène représentée.
La base de chacune de ses oeuvres est et restera la toile de jute si familière dans la toute proche Flandres Jacques Trovic la commandait en longs rouleaux lourds et embarassants de 3 mètres de hauteur ( à voir dans le film de Jean Michel Zazzi : « Le Monde de Jacques Trovic » 2001).
Il aimera longtemps utiliser la feutrine qui une fois coupée ne s'effiloche pas, ne necessite pas d'ourlets. Mais il découvre que les couleurs de la feutrine « passent » comme il me l'a dit. Aujourd'hui il faut constater que malheureusement la feutrine se mite et on peut en voir les ravages discrets et irréversibles dans certains lieux publics. Cela nécessiterait des restaurations dont les communes ne sont pas coutumières .
La feutrine restera le matériau pour faire les visages. Leur expressivité y est toujours saisissante et les yeux brodés de laine donnent vie à la composition. Il adoptera ensuite des tissus où l'on retrouvera des fibres mélangées de polyester plus solides et dont la tenue est bonne. Il n'aime pas le « nylon » qui glisse.
Dans cette technique de broderie et de tissus appliqués ou de patchwork intégral, qui se retrouve dans presque toutes les tapisseries, une seule oeuvre fait exception. Elle est unique parce qu'elle est entièrement brodée sans aucun tissu appliqué. La toile de jute brodée est protégée à l’envers par une fine toile de lin gris-beige clair que le conservateur de l’époque Charles Schaettel avait fait poser après l’achat de l’oeuvre par le musée le 3 septembre 1979. Il s'agit des « Botanistes à la recherche d'orchidées » (160x180. 1970) conservée au MANAS de Laval (France - 53013 LAVAL).
Cela n'empêche pas que les autres oeuvres de Jacques Trovic nous touchent aussi par la rugosité de la toile de jute qui au revers de l'oeuvre, construit une autre forme que celle de la face visible. Les écritures brodées que Jacques inscrit dans l'oeuvre pour parfaire la connaissance du sujet traité se retrouvent en miroir à l'envers de l'oeuvre. Et c'est sur ce verso que Jacques va inscrire sa dédicace au destinataire de l'oeuvre en une broderie seulement visible par lui. Ainsi dans l'oeuvre « Tahiti » ( 2000) ou encore « Le Cheval Dans la Mine » (1979. 160X160)
Une productivité surprenante
De sa première oeuvre commencée en 1962 à l'année 1982, Jacques aurait donc réalisé durant les 20 premières années de sa carrière 100 tapisseries. Sa moyenne est de 5 tapisseries par an. Ces oeuvres sont de formats et de complexité très diverses. Je m'arrêterai là à une année que je dirai « magique » dans la vie de jacques.
Si je prends les oeuvres datées de 1967, alors qu'il a 19 ans, on y trouve :
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deux peintures, l'une pour célébrer la fameuse chanson typique du Nord : « Le petit Quinquin », et une autre représentant une « Vierge à l'Enfant » dont la source est une icône orthodoxe très populaire,
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l'immense « Cheval de Troie » (310 x 248 cm.), tapisserie redécouverte par Mokhtar Selim, Karine Foll et Bruno Gérard dans une armoire délaissée de la maison. Jacques ne semble l'avoir jamais exposée sauf peut-être à l'Ecole des Beaux Arts de Saint Amand lors de sa formation (1964-1970) où il bénéficia sans aucun doute des conseils et de l'aide de ses professeurs. La pâte en est trovicienne, et le sujet « classique » lié à l'apprentissage de l'histoire de l'Art qu'on peut supposer incontournable dans une école des Beaux Arts. Cette oeuvre de 1967, stockée sans soin particulier pendant presque un demi-siècle, est restaurée grâce à la Fondation Paul Duhem et dans les ateliers : Bobin Traditions à Paris
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Deux oeuvres abstraites consacrées à la « Musique » l'une en tissus divers et l'autre en feutrine. Jacques semble s'essayer là à suivre le chemin de Braque et d'autres modernes. Il aimait à dire qu'il « faisait de l'abstrait » quand il n'avait pas le moral. Quand il l'avait, ses oeuvres fourmillaient de personnages joyeux et colorés. Il n'y a jamais eu de représentation de la tragédie, de la morbidité chez Jacques. S'il était affecté il se taisait. Certains l'ont vu pleurer. Les oeuvres abstraites témoignaient de son silence et de ses douleurs secrètes.
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Toujours en 1967, une « Vierge à l'enfant », tapisserie que Jacques ne montrait pas car, s'il s'autorisait à travailler les sujets populaires, il ne s'estimait pas digne ou autorisé à traiter les sujets des « grands peintres ». Pourtant, il fit une mosaîque représentant un Christ Pancréator digne des mosaïques de la cathédrale de Monréale à Palerme en Sicile, mais comme toujours dans les oeuvres de Jacques Trovic, le Christ a perdu sa sévérité pour retrouver une légèreté d'enfant.
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« Le magasin de Céramiques », oeuvre entre abstraction et représentation. On retrouvera le même croisement bien plus tard en 1984 avec « la Toile reprisée ».
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Enfin, sa première et exceptionnelle oeuvre sur « La Mine », conservée à la Fabuloserie Dicy . Elle s'est appellée « Le Bassin Houiller du Nord et du Pas de Calais » notamment quand Jacques l'a présentée au Salon des Artistes Français en 1969. Elle est de dimensions modestes : 135X186. Puis quand en 1987 Jacques achève une oeuvre monumentale (180X500) sur le même thème, il l'appelle : « Le Bassin Houiller ». de ce fait, l'oeuvre de 1967 portera le nom dans les catalogues, de « La Mine ».
En cette année 1967 si proche de l'effervescence historique de 1968, Jacques déploie une puissance créatrice à peine imaginable pour un élève de 19 ans. Il devait avoir une capacité fabuleuse d'assimilation, une force de travail et un appétit de création qui devait en faire un personnage hors du commun.
Quelqu'un autour de lui a dû le mesurer. puisque Jacques dès 1969 et jusqu'en 1982, s'est mis à envoyer tous les ans au Salon des Artistes français au Grand Palais à Paris, 5 des oeuvres récemment produites (tapisseries, peintures, mosaïques). Il obtint ainsi les distinctions enviées : médaille de bronze, puis médaille d'argent, puis médaille d'or en 1975. Il sera ensuite Hors classe et enverra encore longtemps des oeuvres au Salon des Artistes Français.
Est ce par ce biais que certaines de ses oeuvres vont se trouver exposées à NewYork au Centre International de Diffusion Artistique ? Sinon, comment, sans aide réelle aurait-il su qu'il pouvait obtenir une bourse de l'Institut de France ?
C'est sans doute que dans son école des Beaux Arts de Saint Amand-Les-Eaux, quelqu'un s'est soucié de cet enfant du peuple si extraordinairement doué.
Article créé le mardi 14 septembre 2021 pour le site des Solèls.
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