(bon) Souvenir de Jacques Trovic
Dans le cadre de mes études de photographie à l'ETPA de Toulouse, 3 ième année en 1983-84, j'ai rédigé ce texte pour la mise en page de la rubrique "reportage" d'un magazine fictif appellé pour l'exercice "Toulouse Magazine", une revue créée de toute pièce pour la présentation de mes travaux photographiques. L'occasion d'une belle sortie avec Monsieur Trovic et Mokhtar Slim sur les terrils et dans les corons du coin, à Raismes (F-59), avec quelques unes de ses oeuvres pour cette installation... Et 40 années plus tard, grâce à ces photos qui ressurgissent, une autre belle rencontre pour ce projet de film documentaire sur l'artiste...
Reportage
Texte original tel que rédigé pour accompagner le reportage photo réalisé à l'occasion de cette rencontre avec Jacques Trovic en décembre 1983 pour "mon" Toulouse magazine.
Des images que je vous ramène du nord du pays, d' Anzin plus exactement, dans une petite maison pas loin des corons de la région de Lille... Jacques TROVIC, armé de tissus de toutes les couleurs, d'une solide aiguille, et de son talent crée des délires de tapisseries. Un artiste dans sa tête, dans son mode de vie, dans sa marginalité...
Sur une grande toile de jute, il dessine directement ce qui lui passe par la tête, ou plutôt par le coeur... Une fête de village, un marchand de ballons, un numéro de cirque, un match de boxe, un carnaval, un paysage d'extrême orient, une rencontre de mineurs... Il découpe ensuite les tissus, la feutrine, prépare les dentelles, la laine, les paillettes, et se lance dans la réalisation de son oeuvre en cousant sur cette toile encore vierge les morceaux de son délire qui est chant de vie.
J'utilise uniquement les produits du terroir, la partie la plus délicate est de coudre les filets en or, les paillettes et certaines dentelles sont très fragiles. Le plus long est de coudre la laine, une tapisserie peut me demander de six mois à un an de travail...
Je travaille même la nuit ou le dimanche, je consacre tout mon temps à mon art
Enfin, au bas de la tapisserie toute vibrante de couleurs, il signe méticuleusement Trovic Jacques, comme s'il n'était qu'un modeste artisan de la grande famille de l'art, et pourtant rien de plus personnel, rien de moins anonyme que son oeuvre, rien de plus sincère...
L'histoire des images que je vous ramène de là-haut ressemble à un conte de fées un peu délire; pour avoir photographié au fur et à mesure de leur création la plupart de ses oeuvres, je connais Jacques Trovic depuis pas mal d'années, et voilà que TOULOUSE MAGAZINE me donne l'occasion d'en savoir plus et de vous en parler. Cette opportunité va m'ouvrir les portes de la maison et du coeur de Trovic. L'artiste Anzinois me reçoit très gentiment par un beau matin de décembre dans la petite maison où il vit avec sa mère et sa soeur, rue Jean-Jaurès.
Une première visite pour expliquer le projet et pour prendre date me fait découvrir son univers. Le voilà parti à me raconter son histoire... Il m'explique qu'il a besoin d'être seul pour créer en me confiant qu'à l'école son professeur l'avait compris en lui aménageant un coin tranquille lorsqu'il lui avoua vers les années soixante qu'il savait broder... Le photographier au travail ne serait que mise en scène.
Né le 15 Juin 1948 à Anzin, il n'a jamais quitté sa demeure. Les tapisseries naissent ici, un habitat minuscule, où on ne fait pas de folies, pas de fêtes, pas de vacances, pas de voyages, pas le moindre luxe, sinon les bouts de tissus et la dentelle, la toile de jute et les affiches des expositions.
Les tapisseries qui mesurent parfois jusqu'à 2 mètres sur 3 constituent le seul ailleurs de la maison. Elles ont bien du mal à se déployer dans les deux pièces exigües du rez-de-chaussée. Jacques Trovic utilise ces deux pièces selon leur disponibilité, c'est-à-dire qu'il déménage sans cesse de la cuisine au salon avec ses tréteaux, son jute, son fil à coudre et ses ciseaux. Mais tout cela n'arrête en rien sa créativité et c'est là que naît un véritable pays des merveilles. Tout un peuple de personnages colorés et toute une série de paysages éclatants.
Les tapisseries de Trovic sont fraîches comme le matin et simples comme bonjour. Un élan purement spontané leur donne cette allure limpide et naïve exempte de tout artifice, c'est l'art sans masque. Cette vie passée dans les corons, dans ce nord que les toulousains imaginent (et ils ont un peu raison !) froid et gris, ne l'empêche en rien de célébrer le bonheur de vivre. Le nord froid et gris c'est son pays et il l'aime bien. Il y a vécu et toujours il y vivra. Froid et gris son pays, soleil son oeuvre...
Rendez-vous est pris au plus froid de l'hiver le 31 Décembre 1983, de la grande armoire du fond de la pièce nous avons déroulé une quinzaine de tapisseries terminées soigneusement rangées là, et nous sommes partis les étaler dans les corons, sur les terrils...
Quel paysage ! Jacques... Merci à Mokhtar SLIM
Post scriptum
En 2022, soit presque 40 années après que j'ai capturé ces images, le chevalet de mine que l'on voit sur les photos du terril de la fosse Sabatier à Raismes n'existe plus : les installations minères ont été démontées en 1985. Le terril lui-même, lieu des photos n'est plus aussi facilement accessible car la végétation a pris le dessus sur ce chemin qui nous a servi de décor... Les corons ont été rénovés, les jardins en face de la rangée de maisons ont disparus et la rue a bien changé !
Et aussi Jacques nous a quitté, nous laissant cette oeuvre incroyable dont il avait bien multiplié les tableaux depuis notre séance en plein air... Je lui avais, bien sur, remis un exemplaire de ces 2 doubles pages illustrées par nos photos, dans un cadre qu'il s'était empressé d'accrocher chez lui !
Et l'oeuvre dont on voit sur cette photo du reportage en 1983 le début de la réalisation : il s'agit de la tapisserie « La modiste », finalement datée de 1993. Il datait et signait ses oeuvres quand elles étaient terminées. Cela raconte comment il arrivait que Jacques délaisse une tapisserie, pour en commencer de plus urgentes, et il la reprenait pour l'achever plus tard...
Pour la petite histoire du documentaire...
Imaginez vous que Jacques, en bon artisan de sa communication, insérait parfois dans son dossier de presse une reproduction de ces maquettes du magazine ! Mon pseudo magazine a pris ainsi avec le temps une existence bien réelle...
Je l'ai appris un beau jour du début 2021, quand Francine Auger Rey (l'autrice du documentaire) m'a contacté. Guidée par ses recherches pour le film, elle était en quête de l'auteur des images publiées dans ce "Toulouse Magazine". Et voilà comment, oserais-je dire "de fil en aiguilles", enthousiasmé par son projet de film sur cet artiste singulier, je me suis rapidement impliqué, notamment en réalisant aujourd'hui, comme dans les années 70 et 80, les photos des oeuvres de Jacques, toujours pour Jacques...
Une belle histoire, non ?!
Article créé le mercredi 16 février 2022 pour le site des Solèls.
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